GRÈCE MODERNE - Les institutions politiques

GRÈCE MODERNE - Les institutions politiques
GRÈCE MODERNE - Les institutions politiques

Né au temps où le principe monarchique était le dénominateur politique commun des grandes nations européennes (1830), l’État grec fut voué par ses parrains et «protecteurs» à être une monarchie héréditaire. Cette forme politique, qu’il a conservée jusqu’en 1974 – sauf un intermède républicain d’une dizaine d’années (1924-1935) –, a néanmoins pu recouvrir des régimes d’essence très diverse.

La vie de cet État fut des plus mouvementées. L’exiguïté du territoire qui lui avait été taillé dans l’Empire ottoman, sa faiblesse initiale en population et en ressources matérielles marquèrent son destin de deux manières. Elles en firent un État périodiquement dépendant de l’aide financière étrangère et, en laissant insatisfaite l’aspiration à une libération nationale moins étriquée, elles fixèrent l’objet d’une des préoccupations majeures de sa politique. Ces deux constantes de l’histoire de la Grèce moderne en expliquent pour une large part les proportions d’ombre et de lumière. La première a déterminé un progrès économique et technique, parfois acquis au prix de lourdes sujétions. La seconde a fourni un fondement rationnel à des revendications couronnées de succès, mais aussi une plate-forme à de funestes démagogies. La nature même et l’évolution des partis politiques, au début simples reflets des rivalités entre les puissances «protectrices», se ressentirent ensuite des divergences ou des surenchères portant sur la question «nationale». D’où la violence des luttes – autour ou à l’écart des urnes – dès avant que la scission idéologique du monde, puis la «guerre froide», ne viennent y ajouter un nouveau venin.

La Couronne n’a pas réussi à préserver par son arbitrage l’ordre constitutionnel et parlementaire. En période de tension interne ou d’options sur le plan de la politique extérieure, elle ne s’est pas gardée de contester directement l’autorité de gouvernements majoritaires à la Chambre et a refusé de s’incliner ou de s’en remettre à temps au verdict de l’électorat (1915, 1936, 1965). De leur côté, les factions militaires ont souvent prétendu mener le jeu politique. Certaines de ces interventions ont su exprimer une revendication générale, une réaction contre la dégradation des institutions, ou encore furent la suite fatale d’un désastre militaire (1843, 1863, 1909, 1922). D’autres, nombreuses mais sans lendemain, résultaient plutôt d’ambitions personnelles. Deux, cependant (1936-1941 et 1967), se firent sous le signe d’un but politique radical, celui de l’abandon définitif du système libéral et parlementaire, considéré comme périmé. Dans les deux cas, le péril communiste fut le motif proclamé de l’intervention, aussi bien que la justification de l’instauration d’un régime politique éloigné de l’ancien.

1. L’État grec

Origine politique et affirmation juridique

L’État grec a son origine politique dans un soulèvement spontané de la population grecque chrétienne vivant depuis la chute de Byzance sur le territoire de l’Empire ottoman. À la préparation du mouvement de libération et à la poursuite d’une lutte qui fut longue (1821-1827) ont tendu toutes les forces vives de la nation hellénique disséminées dans cet empire et même au-delà, ainsi que l’aide morale et matérielle de nombreux étrangers. Finalement, une intervention des flottes des «trois grandes puissances» (Angleterre, France, Russie) décida du sort des armes en faveur des insurgés (20 oct. 1827).

La même dualité de sources – autochtones et étrangères – se retrouve, mais d’une manière moins convergente, dans les documents qui attestent la naissance juridique et formelle d’un État grec. À plusieurs reprises, les Grecs révoltés se sont réunis en assemblées nationales pour affirmer la présence d’un pouvoir politique central, pour en instituer les organes principaux et pour organiser une administration civile dans les enclaves libérées. Les Constitutions du 1er janvier 1822 (dite d’Épidaure), du 29 mars 1823 (d’Astros) et du 1er mai 1827 (de Trézène) sont à cet égard les documents les plus élaborés.

C’est toutefois par des traités conclus entre les «grandes puissances» et proposés à l’acceptation du sultan qu’un État grec a pu être reconnu sur le plan international. Encore cette reconnaissance ne se fit-elle que progressivement. Il s’agissait d’abord d’accorder une autonomie administrative à une province de la Sublime Porte, où les habitants jouiraient de la liberté de conscience religieuse et de la liberté de commerce (protocole du 4 avril 1826 entre la Grande-Bretagne et la Russie); on s’achemina ensuite vers la création d’un État vassal du sultan (traité de pacification de la Grèce du 6 juillet 1827, acte du 22 mars 1829, passés entre les trois puissances), pour aboutir enfin, avec les protocoles de Londres du 3 février et du 1er juillet 1830, à la déclaration constitutive d’un État pleinement indépendant.

L’alternative: république ou monarchie

La première série de documents – les documents autochtones – visaient à l’organisation d’un État républicain, basé sur des institutions représentatives et où les droits fondamentaux de l’individu seraient garantis. L’influence des Constitutions révolutionnaires françaises sur leur rédaction y est manifeste. C’est en application d’une de ces Constitutions grecques, celle de Trézène (1827), où l’organisation des pouvoirs s’inspirait aussi, semble-t-il, de la Constitution des États-Unis, que Jean Capodistrias, ministre à la cour de Russie, fut élu gouverneur-président de la Grèce par la IIIe Assemblée nationale. Mais, aussitôt arrivé au pouvoir, il décréta la suspension de la Constitution en invoquant un état d’urgence (18 janv. 1828), réunit une nouvelle Assemblée et lui fit voter une charte nettement oligarchique (1830).

Entre-temps, les traités, à mesure qu’ils s’acheminaient vers la reconnaissance d’un État indépendant, en arrêtaient aussi le régime politique: ce serait une monarchie héréditaire par ordre de primogéniture. De plus, les trois cours se réservèrent le pouvoir de désigner le prince chrétien qui serait souverain de la Grèce, mais en dehors des familles régnantes des trois grandes puissances. Leur choix se porta finalement sur le second fils du roi de Bavière, et l’acceptation de ce roi fut entérinée par un traité final signé à Londres, le 7 mai 1832. Mais Othon de Bavière dut abdiquer en 1862; une Assemblée nationale appela au trône, à l’instigation de l’Angleterre, le beau-frère du prince de Galles, Georges de Danemark (oct. 1863).

2. Droit et anciennes institutions administratives

Administration centrale

L’absolutisme n’était pas nécessairement impliqué dans les clauses des traités qui vouaient le nouvel État à la monarchie héréditaire. Les Bavarois s’en tinrent néanmoins au régime de la monarchie absolue. Le roi Othon – dont une régence composée de trois membres bavarois exerça les prérogatives jusqu’au 1er juin 1835 – fut déclaré «roi de Grèce par la grâce de Dieu». Nulle différence, ni de forme ni de procédure, ne distinguant la loi du décret, il réunissait entre ses mains le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, et la justice était rendue en son nom.

Cependant, un conseil des ministres, formé des chefs hiérarchiques suprêmes des sept secrétariats d’État ou ministères créés en 1833 (dont le nombre devait rester stable jusqu’en 1910) auxquels un droit de contre-seing était reconnu, a été prévu par la loi. En même temps, deux grands corps d’État furent mis en place: une Cour des comptes (1833) pour contrôler l’exécution du budget et la gestion des comptables publics; un Conseil d’État (1835), à la fois (mais en des sections distinctes) donneur d’avis «sur les affaires les plus importantes du royaume» et tribunal administratif (doté de pouvoir de décision) de premier et dernier ressort, d’appel ou même de cassation, selon les dispositions de son statut ou de lois spéciales. La Cour des comptes devait connaître une existence continue, et même accroître ses attributions contentieuses à partir de 1923 (contentieux des pensions civiles et militaires, contentieux fiscal). Le Conseil d’État subit une longue éclipse (1843 à 1929), pour réapparaître comme l’une des réformes majeures de la révision constitutionnelle de 1911 et pour être enfin mis en place par application de la Constitution républicaine du 3 juin 1927 sous une forme qui ne s’éloigne de son ancêtre lointain que pour tenir compte du long chemin parcouru par la jurisprudence du Conseil d’État français, pris encore une fois comme modèle. C’est en effet l’introduction d’un recours en annulation de droit commun contre les actes des autorités administratives qui a déterminé ce rétablissement.

Administration régionale et locale

L’imitation des institutions napoléoniennes a porté aussi sur l’organisation de l’administration régionale et locale.

Instaurée par la monarchie absolue, la division du pays en départements d’une étendue relativement égale, ayant à leur tête un préfet, représentant direct du gouvernement et subordonné au ministre de l’Intérieur, a pu survivre, dans le principe à la fois centralisateur et décentralisateur qu’elle exprime, à tous les bouleversements politiques et constitutionnels. Des réformes tendant à instituer des gouverneurs de régions plus étendues ou préfets régionaux se sont superposées à ce système sans l’ébranler. Tous les territoires annexés au fil des années finirent, après une période d’administration par un gouverneur ou un commissaire, par être intégrés au système préfectoral.

La monarchie absolue a également institué une administration locale uniforme, fondée sur la reconnaissance de « dêmes » comme personnes morales à base territoriale, dotées d’une présomption de compétence en matière de gestion «des devoirs découlant de leur mission sociale», c’est-à-dire des affaires locales. À ce niveau, une place était faite à l’élection. Elle était directe, bien que censitaire, pour les membres du conseil municipal, indirecte pour les maires, et finalement livrée à un choix des préfets ou du roi (selon la «classe» que chaque dême occupait en fonction de sa population).

Ce système a été critiqué pour avoir tourné le dos aux institutions communautaires que des traditions immémoriales et diversifiées avaient enracinées en Grèce continentale et insulaire sous la domination turque. Les traits distinctifs du système établi par la monarchie bavaroise étaient l’uniformité du statut local et en même temps la reconnaissance de l’autonomie aux agglomérations relativement importantes (pour l’époque). La première caractéristique a pu être assouplie depuis lors mais n’a jamais été abandonnée, alors que la tendance la plus récente est favorable à la seconde.

L’introduction du suffrage universel par la loi électorale et la Constitution de 1864 s’appliquait à l’élection des conseils municipaux et affectait aussi celle des maires. C’est également en matière d’élections locales que le suffrage des femmes a fait son apparition en Grèce (1930). Toutefois, la réforme la plus importante fut celle, édictée en 1912 et mise en place après les guerres balkaniques (1914), qui créa une nouvelle collectivité locale parallèle aux dêmes, la commune ou communauté ( 礼晴益礼精兀﨟), dont l’appareil d’administration est plus simple et dont l’agent exécutif est toujours l’un des membres du conseil, qui porte le titre de «président de la commune» et non de «maire». Ce statut confère à la commune exactement la même autonomie que celle dont jouit un dême, tempérée d’un contrôle administratif de même nature – contrôle, en principe, de légalité, exercé par le préfet. Il est réservé aux agglomérations de moins de 10 000 habitants qui n’ont pas la qualité de chef-lieu d’un département.

L’intérêt de la réforme et l’élément par lequel elle a apporté une innovation autre que verbale, c’est que la création d’une commune, de même que sa fusion avec une autre ou un dême limitrophe, résulte non d’un acte de l’autorité centrale qui apprécie l’opportunité de telles mutations, mais d’une initiative prise par un groupement de personnes intéressées lorsque certaines conditions sont réunies. Parmi ces conditions figure l’existence, d’après la rédaction la plus récente du Code municipal (1954), d’un «habitat sédentaire et distinct de 500 âmes». C’est donc un véritable droit collectif à l’autonomie locale qui a été ainsi reconnu.

Droit privé et organisation judiciaire

Parmi les problèmes posés par la création de l’État grec, celui du droit qui devrait régir les relations civiles et commerciales et assurer le respect d’un ordre public nécessaire était des plus complexes.

Les législateurs bavarois ont cru pouvoir donner, dans le domaine des rapports civils, une solution immédiate et proche de la tradition générale du pays en décrétant la validité globale du droit codifié par les empereurs de Byzance (les dispositions touchant au jus publicum exceptées), mais sans préjudice des coutumes locales existantes (23 févr. 1835). Cette solution faisant ainsi du droit romain codifié par Justinien et des adjonctions byzantines postérieures le droit civil commun à tout le pays (une réserve devait être faite plus tard, en 1864, lors de l’annexion des îles Ioniennes où le Code Napoléon avait été introduit au début du siècle). De plus, elle aboutit à conférer une autorité extraordinaire aux synthèses des «pandectistes» allemands du XIXe siècle, ainsi que de quelques civilistes grecs rompus à cette école. Leurs enseignements supplantaient souvent les sources originales mais plus difficilement accessibles au praticien. Cette période de «droit savant» fut longue. Mais l’éclosion de lois spéciales, commencée sous la monarchie absolue et intensifiée surtout depuis 1911, jointe à un effort jurisprudentiel notable, arrivait à moderniser le droit. Finalement, une codification du droit civil, déjà annoncée en 1835 et reprise plus résolument depuis 1930, a pu atteindre son dernier stade d’élaboration dix ans plus tard. Entré en vigueur en 1947, le Code civil a bénéficié du travail jurisprudentiel et législatif qui l’a précédé, tout en devant beaucoup d’ailleurs aux Codes civils suisse et surtout allemand. Des lois spéciales – quelques-unes dictées par le mouvement international d’unification du droit – sont venues compléter les parties du Code de commerce français que la monarchie bavaroise avait également mises en application, pour faire face aux nécessités élémentaires des transactions, sous le nom de «loi commerciale». Un travail de codification récent a en outre groupé en deux codes distincts les règles du droit maritime privé et public (1961).

L’œuvre de codification de cette monarchie n’en fut pas moins considérable. Des trois codes qu’elle a promulgués, le Code pénal et le Code d’instruction criminelle (1836) n’ont été remplacés qu’en 1950, et un nouveau Code de procédure civile vient à peine (1969) de se substituer à celui en vigueur depuis 1835.

Quant à l’organisation judiciaire, elle a conservé, en dépit de nombreuses réformes, la structure essentielle, imitée de l’organisation française, que lui avait déjà donnée la monarchie absolue. Elle comporte des tribunaux de fond, de première instance et d’appel, à compétence générale, et des justices de paix à compétence déterminée par la loi, des tribunaux répressifs correspondant à la distinction tripartite des infractions, enfin un tribunal de cassation ou Aréopage veillant à l’interprétation et à l’application du droit (1835), mais aussi de plus en plus compétent pour trancher l’affaire au fond après cassation.

Dès 1919, on observe une reprise de la tendance favorable à la juridiction administrative en relation avec la réforme du système fiscal (introduction de l’impôt sur le revenu). Elle s’affirme davantage après le rétablissement du Conseil d’État (1929). Mais un effort systématique a été entrepris depuis 1958 pour créer des tribunaux régionaux à compétence fiscale générale à deux degrés, composés de juges administratifs professionnels et reliés au Conseil d’État par la cassation. Toutefois, en dehors des matières fiscales, le contentieux administratif reste essentiellement en Grèce un contentieux d’annulation. Les litiges engageant la responsabilité de l’État et des collectivités publiques continuent à relever des tribunaux judiciaires (mais les clauses arbitrales demeurent la règle dans les grands contrats de l’État).

3. Les libertés publiques et la situation de l’Église

Aménagement constitutionnel des libertés publiques (1844-1967)

C’est depuis la Constitution du 18 mars 1844, acceptée par le roi Othon à la suite d’un mouvement d’insurrection de l’armée, que des droits et des libertés ont été reconnus à l’individu vis-à-vis de l’État en Grèce. La section de cette Constitution consacrée à l’organisation des pouvoirs publics, qui instituait simplement une monarchie limitée, devait en grande partie disparaître vingt ans après, lors de la réunion d’une nouvelle Assemblée constituante, après le départ du roi Othon resté sans héritier. Mais la liste des droits individuels qu’elle contenait au chapitre intitulé «Droit public des Hellènes» et qu’elle avait empruntés à la Constitution belge du 7 février 1831 a été reprise avec peu de modifications par les Constitutions suivantes, jusqu’à celle promulguée par le régime établi aujourd’hui en Grèce. La Constitution de 1844 étant «rigide» et posant des règles supérieures à la loi ordinaire, la mention de droits individuels qui y était faite avait aussi la valeur d’une garantie liant le législateur lui-même. Cette garantie a été d’ailleurs dotée d’une sanction pratique depuis que, vers la fin du siècle dernier, la Cour de cassation s’est nettement ralliée à l’opinion qui admet le contrôle de la constitutionnalité intrinsèque des lois.

D’autres droits individuels fondamentaux dépassant la lettre de la Constitution ou conformes à des directives données par telle ou telle de ses versions successives (ainsi la Constitution républicaine du 3 juin 1927) et relevant du caractère «social» ou «économique» auraient pu être décelés dans la législation du travail ou des assurances sociales. Mais la question de l’application effective des règles protectrices de la liberté en Grèce présente un tout autre aspect. Bien souvent, ces règles constituèrent un idéal lointain ou bien un thème d’opposition politique pour les uns, une façade ou un apparat verbal pour d’autres. C’est pourquoi la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) votée par le gouvernement grec à l’Assemblée des Nations unies au moment où le pays était en guerre civile, et même la Convention européenne relative au même objet (1950), submergée déjà au moment de sa ratification (1953) par une législation peu compatible avec elle, n’ont pu exercer une action réelle, en attendant que la deuxième soit dénoncée aussitôt après le retrait de la Grèce du Conseil de l’Europe (12 déc. 1969).

Rapports de l’État et de l’Église et régime des cultes

Quelques dispositions de la Constitution de 1844, dont l’origine remonte aux premiers textes révolutionnaires, ont fait preuve de solidité, et n’ont évolué que selon leur logique propre. Ce sont celles qui affirment l’existence d’une «religion prépondérante» dans le pays, à savoir l’Église orthodoxe d’Orient, et proclament l’Église orthodoxe de Grèce autocéphale et autonome, gouvernée par un Saint-Synode de prélats et liée dogmatiquement à l’Église chrétienne de Constantinople, ainsi qu’à toute autre Église «homodoxe». Il en va de même de celles qui affirment «l’inviolabilité de la conscience religieuse», déclarent «tolérée» toute autre religion «connue», autorisent ses fidèles à célébrer ses rites «sans entraves», et soumettent enfin les ministres de tous les cultes à la «surveillance» de l’État. L’expression de «tolérée» devait d’ailleurs évoluer jusqu’à devenir «libre» dans les Constitutions subséquentes. En revanche, une disposition condamnant le «prosélytisme» et tout autre «empiètement sur la religion prépondérante» est venue renforcer le caractère particulariste de ce régime des cultes. Enfin, un paragraphe, ajouté lors de la révision de 1946-1949 (entrée en vigueur en 1952), a fait justice de l’«objection de conscience» en disposant que nul ne peut être dispensé de ses devoirs civiques en raison de ses convictions religieuses.

Que le terme de «religion prépondérante» n’est pas une simple constatation de fait, deux dispositions constitutionnelles le confirment: celle qui fait entrer dans la formule du serment que le roi doit prêter en accédant au trône l’obligation de «protéger la religion prépondérante des Grecs», et celle qui exige que l’héritier au trône la professe. Quelle peut être cette protection de la part d’un monarque qui est irresponsable et, depuis 1864, n’a pas de pouvoirs propres, il est difficile de le traduire en termes juridiques. En outre, il est toujours à craindre qu’on ne vienne donner au «prosélytisme» visé par la Constitution une acception plus large que n’a un délit du même nom prévu par le Code pénal, d’autant plus que tout élément de définition de l’«empiétement» en cette matière fait défaut. Enfin, la notion de religion «connue» risque de priver de la liberté du culte des confessions respectables, en les refoulant dans les «hérésies».

La reproduction textuelle de ces mots dans la Constitution élaborée par le régime autoritaire actuel ne marque certainement pas un changement d’orientation en ce domaine.

D’un autre côté, si l’attachement de l’État à une Église a conduit à l’établissement de systèmes où les deniers publics et ceux de collectivités locales s’ajoutent au produit de la gestion des biens de l’Église pour la rétribution et les pensions d’invalidité et de retraite du clergé, l’autonomie de l’Église vis-à-vis de l’État a subi de sérieuses entorses. Celles-ci ont été et continueront d’être l’effet de deux facteurs: le pouvoir reconnu à l’État, aujourd’hui explicitement, de sanctionner et de modifier par une loi la charte de l’administration de l’Église; une jurisprudence qui a admis que les actes de nomination et d’élection des ecclésiastiques de tout grade peuvent être attaqués devant le Conseil d’État pour violation de règles posées par la loi (1938). C’est pourquoi il n’a fallu qu’un pas de plus pour que le gouvernement arrive, par un remaniement des dispositions sur la composition du Saint-Synode et sur son fonctionnement, à déposer l’archevêque d’Athènes, tête de l’Église de Grèce, titulaire pourtant de son siège à vie, et à en faire nommer un autre par le roi sur une liste de candidats proposés par un Saint-Synode réduit (mai 1967).

4. Le pouvoir royal et la démocratie

Le conflit des principes monarchique et démocratique

L’inclusion, dans la Constitution du 14 novembre 1864, de la phrase affirmant que «tous les pouvoirs émanent de la Nation»; l’abandon du Sénat nommé par le roi et l’introduction du suffrage universel pour l’élection de la Chambre représentative, restant seul corps législatif; la nouvelle procédure prévue pour les révisions constitutionnelles qui ne faisait plus de place à une participation du roi, toutes ces réformes, qui suivirent l’avènement de la dynastie danoise (1863), ont été considérées comme des preuves concordantes de l’établissement d’un régime démocratique. Un commentateur, écrivant au lendemain de la première révision de cette Constitution (1911), avait cru pouvoir enfermer dans une formule le caractère spécifique du régime en l’appelant (dans une traduction approximative) «démocratie régie» ou «royale». L’expression passa dans la lettre de la Constitution lors de sa dernière révision (1952).

Cependant, affirmer à la fois le principe de la souveraineté nationale et celui de l’existence d’un chef d’État héréditaire dont la nation-peuple ne peut changer ni la personne, ni l’ordre de succession, ni les fonctions essentielles – le pouvoir de révision étant limité aux dispositions «non fondamentales» – présentait des difficultés à la fois théoriques et pratiques qui n’ont jamais été surmontées en Grèce. Et cela d’autant plus que le texte de la Constitution n’avait pas été expurgé des vestiges de conceptions purement monarchiques.

La question s’est posée d’abord de savoir s’il y avait des limites au pouvoir du roi de nommer et de révoquer «ses» ministres, ainsi que l’exprimait la Constitution (art. 31). Sous le roi Georges Ier, fondateur de la dynastie nouvelle, la pratique de la nomination de cabinets sans considération de la force respective des partis à la Chambre fut courante. En 1875, le Premier ministre C. Tricoupis a essayé d’y mettre fin en intercalant dans le discours du Trône un passage aux termes duquel ne seraient désormais appelés à former un gouvernement que des hommes jouissant de la confiance «déclarée» des députés. C’était poser le principe parlementaire en une formulation qui avait trait au moment de la formation du gouvernement. Observé pendant quelque temps et reconnu par les constitutionnalistes comme s’étant incorporé dans la Constitution, ce principe n’en fut pas moins fréquemment violé par la suite.

La Constitution du 1er janvier 1952 (suivant en cela la Constitution républicaine du 3 juin 1927, abolie en 1935) consacra formellement le principe selon lequel le gouvernement doit jouir de la confiance de la Chambre et l’obligation pour le cabinet aussitôt formé de se présenter à la Chambre pour demander cette confiance. Il semblait naturel d’en conclure que le roi ne saurait remplacer, de quelque manière qu’il s’y prenne, un cabinet qui n’a pas cessé d’avoir la confiance «déclarée» de la Chambre par un autre, dont les chances de survie reposent sur un calcul aléatoire. Cependant, un exercice répété du pouvoir royal contraire à ces principes, au cours de l’été 1965, n’a pas donné lieu à une réprobation unanime. L’acuité de la crise, la profondeur des engagements idéologiques ou partisans avaient complètement politisé la question constitutionnelle.

Rapports entre le roi, le gouvernement et la Chambre dans la Constitution de 1968

C’est dans le sens de l’affaiblissement du principe parlementaire que les rapports du roi et du Parlement sont aménagés dans le texte constitutionnel soumis à un vote référendaire le 29 septembre 1968. Le principe selon lequel le gouvernement doit, dès qu’il a été formé, se présenter à la Chambre pour en obtenir un vote de confiance est maintenu. Mais la responsabilité des ministres devant la Chambre n’est plus solidaire. Celle-ci peut manifester sa méfiance soit envers l’ensemble du gouvernement, soit envers un de ses membres. Les conditions de validité et de vote d’une motion de censure sont d’ailleurs extrêmement strictes. De plus, une nouvelle et double responsabilité est instituée: celle du Premier ministre qui répond de «l’accomplissement de sa mission» aussi bien devant la Chambre que vis-à-vis du roi, ce qui paraît bien impliquer – ce fut exactement le pouvoir revendiqué par le roi lors de la crise de juillet 1965 – que celui-ci peut renvoyer le Premier ministre en cas de désaccord avec lui et faire ainsi prévaloir sa manière de voir personnelle. Mais ce pouvoir, il ne peut l’exercer qu’après avoir pris l’avis d’un Conseil de la nation où siègent le Premier ministre lui-même, les présidents de la Chambre et du Tribunal constitutionnel, les chefs des deux plus grands partis à la Chambre et le chef des forces armées. Cet avis est également exigé lorsqu’il s’agit de nommer un Premier ministre en cours de législature, à moins que la nomination n’ait été rendue nécessaire par un vote de censure pris à la majorité absolue des membres de la Chambre et accompagné d’une proposition de nomination, auquel cas le pouvoir du roi est lié.

Enfin, aux termes de cette même Constitution, le roi doit prendre l’avis du Conseil de la nation avant d’exercer son pouvoir de dissolution de la Chambre. C’est là, notons-le, un pouvoir dont l’exercice, fondé sur la conception qui en fait un droit absolu du roi, a conduit à deux crises majeures au cours de ce siècle, au moment où furent mis en péril de graves intérêts nationaux et les libertés publiques, et où le sort même de la monarchie était en jeu (double dissolution de la Chambre en 1915 sur un désaccord du roi Constantin Ier avec le Premier ministre Venizélos quant à la politique extérieure au cours de la Première Guerre mondiale, puis refus de dissolution de la Chambre issue d’élections où le parti libéral s’était abstenu, alors que la représentativité de cette Chambre était vivement contestée à l’intérieur et à l’étranger; refus de résoudre la crise déclenchée à la suite de la déposition du Premier ministre en juillet 1965 par un prompt recours aux élections, alors que toutes les forces paraétatiques s’organisaient pour un assaut décisif).

5. Éclipses et dégradations de la Constitution libérale

Régimes et procédés autoritaires

La vie politique grecque présente un curieux mélange d’attachement à la Constitution libérale et d’empressement à l’écarter en usant autant que possible de formes qui s’en inspirent. Alors que la Constitution libérale a présenté une grande continuité formelle, en ce sens que jamais, jusqu’à une date récente, elle n’a fait l’objet d’une abolition totale et expresse, elle a néanmoins été souvent et parfois pour de longues périodes arrêtée dans son fonctionnement essentiel.

Deux procédés de mise en arrêt de la Constitution peuvent être distingués. L’un, le plus radical, est la suspension sine die des dispositions constitutionnelles relatives aux élections, au Parlement et à la garantie des droits individuels. Sa forme la plus fréquente est l’émission d’un décret de même apparence que celui prévu par la Constitution pour la déclaration d’un état d’urgence et la mise en application de la loi sur l’état de siège sur l’ensemble du territoire. Le second procédé consiste dans l’émission de textes réglementaires dérogatoires aux lois établies ou à la Constitution avec l’intention de les rendre valables à l’égal de la loi ou même des principes constitutionnels auxquels ils dérogent ou qu’ils modifient.

Le premier procédé a été plusieurs fois employé à la suite d’un pronunciamento ou coup de force militaire réussi, dont il a constitué l’acte de naissance juridique le plus fréquent. Rien n’empêche d’ailleurs que ce soit un gouvernement issu du jeu des institutions représentatives qui, s’appuyant sur l’armée, choisit un jour de les abolir. Tel fut le cas du gouvernement du général Metaxás, nommé par le roi et confirmé par un vote de la Chambre (avr. 1936), qui, par deux décrets (4 août 1936), déclara la Chambre dissoute et l’état de siège institué sans condition ni délai, établissant ainsi la dictature la plus longue de l’histoire de la Grèce moderne.

Le second procédé se présente sous divers aspects et a pu rendre des services à toute espèce de régime. Dans le cadre du régime constitutionnel, la Chambre a été amenée parfois, sous l’empire de circonstances qu’elle jugeait exceptionnelles, à voter des lois sciemment dérogatoires à la Constitution, en leur donnant un nom spécial et caractéristique de cette volonté d’exercer des pouvoirs exorbitants (1920, 1948, 1952). La pratique s’est instituée depuis les premières élections après la Seconde Guerre mondiale d’émettre sans habilitation préalable des décrets-lois ou même de simples arrêtés du Conseil des ministres modifiant la législation existante et mettant la Chambre, réunie en session ou sur le point de se réunir, devant des faits accomplis (avr. 1946: émission massive de décrets-lois à la veille des élections; 1947 à 1949: lois de nécessité, ratifiées en bloc après coup). La Constitution du 15 novembre 1968 établie par le régime actuel croit pouvoir faciliter le travail législatif de la Chambre en la divisant en trois formations (assemblée générale et deux sections), entre lesquelles elle opère un partage des matières rappelant un peu celui de la Constitution française de 1958 entre la loi et le règlement. Mais elle prévoit d’autre part que, dans des cas de nécessité exceptionnelle et imprévisible, le roi pourra émettre des décrets-lois proposés par le Conseil des ministres sur avis conforme du Tribunal constitutionnel qui se prononce sur l’existence d’un état d’urgence.

Pour les gouvernements qui cumulent les fonctions législative et exécutive en l’absence d’une Chambre, l’émission de décrets-lois ou de lois de nécessité découle de leur nature même. Toutefois, le procédé de l’extension circonstancielle de leurs pouvoirs a été parfois employé par ces gouvernements, lorsqu’ils ont voulu réglementer par dérogation des dispositions constitutionnelles que la force des événements ou la mise en œuvre de l’état de siège n’ont pas frappé de suspension. C’est la pratique des «actes constitutionnels» ou «constituants», émis le plus souvent dans le but d’écarter, pour un temps fixé d’avance, les garanties du statut des fonctionnaires ou des magistrats et de couper court à toute réclamation des personnes atteintes par des mesures d’«épuration». Il est à remarquer que la dictature de 1936 à 1941 n’a pas fait usage de la pratique des «actes constitutionnels». En revanche, la dictature établie à la suite du coup d’État du 21 avril 1967 en a émis un nombre considérable concernant les matières les plus diverses, après s’être reconnu statutairement ce pouvoir par un «acte constitutionnel» initial. Toutefois elle a considéré son pouvoir d’en émettre comme éteint depuis le vote de la Constitution proposée au référendum du 29 septembre 1968.

Gouvernements provisoires et dictatures

En Grèce, la plupart des régimes établis à la suite d’un coup d’État méritent le qualificatif de provisoire. Ils furent tels d’abord parce qu’ils s’assignèrent formellement une mission se terminant par le retour au régime constitutionnel libéral et démocratique, tout au plus amendé; puis et surtout, parce qu’ils tinrent promesse en se retirant du pouvoir devant une Chambre élue et un gouvernement soutenu par elle, dans des délais variables, mais bien inférieurs à l’année. Échappe à cette règle la dictature de 1936 à 1941, qui prétendait avoir inauguré une ère politique nouvelle et irrévocable et rompu avec un passé qu’elle condamnait sans réserve avec le mépris des utopies libérales et l’argumentation caractéristiques des dictatures européennes de cette époque. Le cas de la dictature de Theodoros Pangalos (1925-1926), proclamée peu de temps après l’avènement de la république (1924), est douteux. Mais il ne semble pas que son auteur ait visé au-delà de l’établissement d’une Constitution républicaine qui lui assurerait l’élection à la présidence. Il faut ajouter que certaines des interventions de l’armée ont été motivées par le désir de libéraliser les institutions et se sont accomplies dans ce sens, si bien même que les principales étapes de l’établissement et du développement d’un régime constitutionnel et démocratique en Grèce sont liées à de telles interventions (1843, 1863, 1909).

Le gouvernement issu du coup d’État d’avril 1967 a, dès les premières semaines de sa formation, annoncé par son premier «acte constitutionnel» qu’il se proposait d’entreprendre une réforme «de la Constitution en vigueur» qui ne toucherait ni à «la forme du régime politique» ni à ses «dispositions fondamentales». De plus, cette Constitution nouvelle a été effectivement élaborée et soumise à un référendum. Et si le gouvernement n’a jamais fixé ou laissé prévoir une date d’application d’un grand nombre de dispositions constitutionnelles, notamment de toutes celles qui ont trait à l’existence de partis politiques et à l’élection d’une Chambre et d’autorités locales représentatives, il n’en fait pas moins preuve d’activité dans l’élaboration et la promulgation de lois qui mettent en œuvre la Constitution.

Cette manière de voir serait erronée. La prise et l’exercice du pouvoir par ce régime ont été placés sous le signe d’une «révolution nationale», expression qui figure dans des textes officiels et paraît bien ainsi dépasser en signification politique la simple idéalisation verbale du coup d’État (que l’on se souvienne, par exemple, de la «Modification» dont la dictature de 1936 à 1941 avait fait son symbole). De plus, le gouvernement souligne avec insistance l’originalité radicale de sa conception de l’État par la condamnation globale du «monde politique» et la répudiation générale des partis préexistants. Ici encore, les mots sont rivés aux actes, car l’un des trois plus grands partis – qui n’était pas le Parti communiste, légalement interdit depuis 1948 – a été déclaré dissous et toute activité des autres est prohibée. D’autre part, la dissolution d’un grand nombre d’associations, de ligues, de syndicats et même de quelques sociétés d’édition, censés défendre ou encourager des tendances libérales, pacifistes ou socialisantes, suivie de la confiscation de leurs biens au profit de l’État ou d’autres associations privées, a été prononcée par l’autorité militaire et validée par un «acte constitutionnel» publié à la veille du référendum (27 sept. 1968).

Mais c’est la Constitution élaborée par le gouvernement et la législation appliquée qui démontrent l’existence d’une volonté bien arrêtée d’instituer un régime politique qui soit différent de celui de la Constitution abolie, tout en étant proche, par ses deux éléments essentiels, de la forme de gouvernement qui a résulté du coup d’État. Ces éléments sont la réglementation stricte des droits individuels et des libertés publiques, y compris la liberté politique, et l’institution des «forces armées» comme pouvoir suprême dans l’État. Ce n’est donc ni dans le cadre de la «forme du régime politique» préétabli ni dans les limites de «dispositions non fondamentales» que la réforme constitutionnelle annoncée par le gouvernement le 6 mai 1967 a été dirigée. Et cela exclut la qualification de ce gouvernement comme «provisoire» au sens que l’histoire politique grecque invite à donner à ce terme.

6. La dictature

Le régime constitutionnel

Le référendum constitutionnel du 29 septembre 1968 n’a pas eu pour effet de faire entrer en application, soit immédiatement, soit dans un délai prévisible, le système de gouvernement modelé par la Constitution qui en fut l’objet. Un article final de celle-ci déclare non applicables, avant que des arrêtés en Conseil des ministres ne soient pris à cet effet, un grand nombre de dispositions, notamment celles relatives à la reconnaissance de la plupart des libertés individuelles, à l’existence de partis politiques, aux élections législatives et locales, aux institutions représentatives... Le même article maintient la compétence législative du Conseil des ministres (exercée par des décrets-lois) et valide la continuation d’une régence confiée depuis le 13 décembre 1967 (date du départ forcé du roi) par dérogation aussi bien à l’ancienne qu’à la nouvelle Constitution. Un autre article maintient en vigueur aussi longtemps qu’ils ne seront pas modifiés par un décret-loi (ou, dans un avenir plus lointain, par une loi) tous les «actes constitutionnels» déjà émis, alors même qu’ils sont «contraires à la Constitution».

Dans ces conditions, le vote et la promulgation de la Constitution (15 nov. 1968) n’ont pu apporter de changement à l’état de choses qui les a précédés. Ou, s’il y a eu un changement, il se fit plutôt dans le sens d’un élargissement des pouvoirs des autorités civiles et militaires résultant justement de la mise en œuvre unilatérale et sans contrepoids de règles et de rouages de la Constitution qui instaurent de larges pouvoirs discrétionnaires. Ce résultat est encore aggravé par suite d’un travail législatif abondant destiné à compléter et à consolider cette partie appliquée de la nouvelle Constitution.

Il est vrai que, par un arrêté pris six mois après le référendum (9 avr. 1969), le gouvernement a déclaré mettre en vigueur les paragraphes portant une reconnaissance de principe des libertés de la personne, de la presse et de celles de réunion et d’association. Mais, pour la liberté de la personne, rien n’est vraiment modifié: les arrestations et déportations administratives pour raison de «sécurité» politique restent autorisées par la loi et l’interprétation qui en est faite. La liberté de la presse est entourée de telles restrictions et sanctions formulées dans la Constitution elle-même et dans une loi subséquente (entrée en vigueur au 1er janvier 1970) qu’une partie de la presse a déjà réclamé le rétablissement de la censure, y voyant une alternative préférable au régime constitutionnel. Enfin, la reconnaissance de droits de réunion et d’association est en grande partie illusoire puisque la dissolution d’associations et unions, solennisée par un «acte constitutionnel», a rétréci aussi bien le domaine sur lequel ces droits peuvent être exercés que le cercle des personnes qui ont des chances d’être admises à en jouir. À tout cela il faut ajouter que le maintien de l’état de siège et son effet principal, les pouvoirs exorbitants civils et répressifs qu’il confère à l’autorité militaire, entravent l’exercice de toute liberté.

Assises de la Constitution de 1968

Traitement restrictif des droits individuels

La plupart des droits individuels, et notamment tous ceux qui recouvrent une possibilité d’action sociale, ont fait l’objet d’un traitement restrictif.

Il y a d’abord une limite générale incluse dans l’énoncé même de chaque droit: la formule indicative de cette limite varie (elle est particulièrement élaborée en matière de presse), mais le dénominateur commun en est que nul droit ne peut aller à l’encontre du «régime politique ou social établi». Le manque de définition du second, le peu de données concordantes pour déterminer d’une manière objective le premier rendent cette limite incertaine.

Une autre limitation consiste dans le pouvoir conféré à un tribunal constitutionnel, dont les membres sont nommés par le gouvernement, de déclarer déchu de tous ses droits reconnus par la Constitution l’individu convaincu d’avoir abusé de l’un des droits expressément mentionnés (parmi lesquels figurent aussi l’inviolabilité du domicile, le secret de la correspondance, le droit de propriété). L’abus est défini comme l’usage «qui vise à combattre le régime politique établi et les libertés publiques», mais en outre comme ce qui va «à l’encontre des intérêts de la communauté sociale».

Enfin, les procédures par lesquelles tout le système de protection des droits individuels peut être mis en arrêt ont été facilitées ou multipliées. Ainsi, d’une part, l’état de siège peut être proclamé sans que le gouvernement doive obtenir une approbation de la Chambre, s’il a l’avis favorable du Conseil de la nation, et durer, à défaut de réaction de la Chambre, pendant deux mois. D’autre part, des décrets-lois prévoient la possibilité d’instituer divers états d’urgence, ou même de «circonstances spéciales» au nom de l’ordre public, qui entraînent des restrictions particulières de libertés et un transfert des compétences civiles aux autorités militaires.

Limitations de la démocratie

Il est prévu qu’une Chambre législative, de dimensions d’ailleurs réduites (150 députés au plus), doit être élue tous les cinq ans au suffrage universel et direct. Mais le droit de vote, et corrélativement l’éligibilité, peuvent se perdre facilement: une condamnation quelconque pour délit contre le «régime politique et social établi» entraîne la déchéance électorale définitive. En outre, des conditions de naissance et d’éducation viennent restreindre le cercle possible des candidats. Au niveau local, l’élection est maintenue, mais non pour l’administration des syndicats de communes. Des prohibitions et des directives tendant à rendre répréhensible toute initiative qui ne vise pas à «la promotion des intérêts et à la satisfaction des besoins des habitants du district», jointes à l’institution de «l’activité contraire à l’ordre politique et social établi» comme motif de déchéance des édiles, risquent d’entamer l’idée même d’autonomie locale.

Un parti politique a le devoir de «contribuer à la promotion de l’intérêt national». Son organisation, son programme, son activité doivent s’inspirer de «principes nationaux et démocratiques». Ses statuts sont soumis au contrôle préventif du Tribunal constitutionnel: s’ils ne sont pas approuvés, le parti ne peut se présenter aux élections. Au long de son existence, il est surveillé par ce même tribunal qui a le pouvoir d’en prononcer la dissolution et même de le déclarer «hors la loi». Une différenciation entre les tendances politiques ou sociales des partis n’est plus possible. La notion d’opposition s’en trouve profondément modifiée.

Enfin, la Chambre est formellement privée du pouvoir de nommer des commissions d’enquête en matière de «politique étrangère et de défense nationale». Elle ne peut donc contester les données qui lui sont présentées en ces matières par le gouvernement. En fait, ces matières semblent dépasser la compétence du gouvernement lui-même, pris dans son ensemble.

Autonomie absolue des forces armées

Le trait saillant de la Constitution de 1968 est, en effet, l’autonomie absolue reconnue aux forces armées. Toute nomination, promotion, affectation et mise à la retraite d’officier supérieur des trois armes se fait par décision de conseils militaires qui lient le ministre. D’autre part, l’administration et le commandement suprême de l’armée appartiennent à un chef des forces armées qui se substitue dans ces fonctions au gouvernement. Ce chef fait partie d’un Conseil supérieur de la défense nationale, institué par un décret-loi extrêmement important, qui comprend aussi le président et le vice-président du Conseil et trois des ministres. Ce Conseil domine le conseil des ministres pour tout ce qui a trait à la défense nationale, celle-ci étant entendue de telle manière qu’elle absorbe les affaires intérieures et extérieures les plus graves. Mais il est dominé lui-même par le chef des forces armées, qui n’a pas de supérieur hiérarchique et est investi de pouvoirs qui vont jusqu’à la négociation libre d’accords militaires au sein des alliances préexistantes. Tous les indices portent à croire d’ailleurs qu’au-delà et même à la base de cette organisation de l’armée il en existe une autre non encore rendue officielle, dont les formations et les rouages servent à diriger, à animer et à concilier, du point de vue tant des personnes que des attitudes politiques, le jeu des pouvoirs institutionnalisés par la Constitution et les textes législatifs.

Ce qu’il importe aussi de noter, et qui donne à cette partie de la réforme des institutions sa pleine signification, c’est que la Constitution assigne expressément et directement à l’armée une mission générale et politique, «la défense des régimes politique et social établis».

7. Le retour à la démocratie parlementaire

La tentative de coup d’État des forces navales en mai 1973 et la mutinerie à bord du destroyer Vélos , suivie de sa fuite en Italie, traduisaient une grave désaffection à l’égard de la junte dans le milieu des officiers de marine. Comme c’est au roi qu’allait par tradition la fidélité de la marine, Georges Papadopoulos, qui joignait la régence à ses fonctions de Premier ministre, attribua cette anomalie à l’influence de Constantin qu’il accusa d’avoir, de Rome, noué les fils du complot. Le 1er juin, il le déclara déchu du trône et proclama l’instauration d’une République parlementaire présidentielle, à ratifier par référendum. Dans ce nouveau régime républicain, le président serait élu pour un mandat de huit ans; il détiendrait une autorité très étendue dans les domaines législatif et exécutif; les affaires étrangères, les questions d’ordre public et de sécurité nationale seraient de son ressort exclusif. Le référendum de juillet, dont le propos était double, la ratification des amendements à la Constitution de 1968 et l’élection de Papadopoulos à la présidence de la République, eut lieu alors que la loi martiale était encore en vigueur. Le dictateur fut porté à la présidence par une majorité de 78 p. 100 (3 843 318 «oui», 1 050 000 «non»). Cette dignité nouvelle survécut à son premier titulaire. Lorsque, le 25 novembre 1973, Papadopoulos fut déposé par Dimitrios Ioannidès, sa charge fut donnée au général Phaedon Ghizikis, qui l’occupa jusqu’à l’avènement du gouvernement d’Unité nationale de Constantin Caramanlis, puis rentra discrètement dans l’ombre.

Les grandes réformes institutionnelles

À la suite de l’invasion de Chypre par les Turcs, le régime militaire grec se désintégra. Le 23 juillet, des membres de la junte remirent le pouvoir à divers hommes politiques qui rappelèrent de Paris Constantin Caramanlis afin qu’il prît la tête d’un gouvernement civil. Cette renonciation au pouvoir fit l’économie d’un conflit qui, cependant, n’eût pas été dépourvu d’aspects positifs s’il avait permis de faire table rase des séquelles du passé. Bien que cette passation eût été consentie sans condition, le nouveau régime démocratique dut commencer à fonctionner dans le contexte d’une administration où restaient partout présents les partisans de la junte. Outre les problèmes extrêmement urgents qui se posaient dans le domaine de la politique extérieure, Caramanlis dut aussi affronter une autre tâche: celle de remplacer petit à petit les hauts fonctionnaires par des hommes de son choix. Son gouvernement se vit souvent reprocher de n’avoir pas procédé assez vite à cette «déjuntification»; et lorsque son ministère intérimaire fixa au 17 novembre la date des élections, l’opposition fit valoir que les organes de l’État, ainsi que les autorités locales et municipales, encore infestés d’agents de la junte, influenceraient le vote. Quoique cette critique ne fût pas dénuée de fondement, les élections se déroulèrent de façon exemplaire. En dépit de la brièveté des délais, les partis politiques surent organiser leur campagne et s’enthousiasmèrent pour le débat. Cette fois encore, c’est le système de représentation proportionnelle «renforcée», sous lequel s’étaient déroulées la plupart des élections de l’après-guerre, qui fut appliqué.

Le verdict des électeurs, favorable aux forces conservatrices, vint pour l’essentiel soutenir l’effort de Caramanlis pour assurer dans l’ordre la relève du pouvoir sans provoquer les forces réactionnaires: celles-ci, encore sous le coup de la surprise, n’en restaient pas moins dangereuses. Mais le référendum sur l’avenir de la monarchie en Grèce eut une issue qui reflétait sans doute mieux la volonté populaire de changement. Bien que Caramanlis se fût cantonné à cet égard dans une stricte neutralité, beaucoup interprétèrent son silence comme une condamnation de cette institution qui, plusieurs fois, à des moments décisifs, avait déstabilisé la vie politique de la Grèce. Ce référendum de décembre 1973, qui posait la question de la monarchie pour la sixième fois de ce siècle (1920, 1924, 1935, 1946, 1973), rendit un verdict sans appel avec 69 p. 100 des suffrages en faveur de sa disparition.

La rédaction d’une nouvelle constitution qui tînt compte des changements intervenus depuis le retour à la démocratie ainsi que des conceptions réformistes du Premier ministre fut élaborée après le référendum. Disposant d’une majorité supérieure aux deux tiers, Caramanlis, dès la fin de décembre, soumit un projet au Parlement. Ce projet de constitution donnait à l’exécutif présidentiel des pouvoirs considérables – selon le modèle gaulliste – et fut l’objet de critiques très vives de la part des tenants de la suprématie du législatif. La Constitution de 1975 remplaça celle de 1952 (qui avait été remise en vigueur à titre provisoire au cours de l’été de 1974). Elle représentait un compromis entre les idées de Caramanlis sur le pouvoir exécutif présidentiel et celles des défenseurs des prérogatives du Parlement.

C’est sur Constantin Tsatsos, intellectuel bien connu et ami de longue date de Caramanlis, que se porta le choix de ce dernier quand il fallut élire un président. On se serait plutôt attendu à voir retenir la candidature de Panayotis Kanellopoulos, homme d’État éminent qui avait pris une part active à la résistance contre la junte. Mais Tsatsos, de tempérament plus souple, eût vraisemblablement été disposé à se retirer en cas de besoin pour permettre à Caramanlis de prendre sa place. Élu par le Parlement le 19 juin 1975, il exerça sa charge jusqu’au terme normal de son mandat. Caramanlis fut élu président de la République en 1980.

Le changement politique et les partis

L’individualisme proverbial des Grecs, ainsi que la persistance de certaines caractéristiques sociales conservatrices s’expliquent en partie par l’absence en Grèce d’une société civile pleinement évoluée. La fragmentation sociale, l’omniprésence de la pauvreté jusque vers 1950 et l’insécurité qu’aggravaient les guerres et les dissensions intestines ont permis à la confusion entre les intérêts privés et publics de se perpétuer et ont maintenu la division entre le monde officiel de l’État et un ordre informel fondé sur des réseaux de clientélisme, de relations familiales et personnelles. Ainsi les institutions politiques et les pratiques politiques ont souvent suivi des évolutions divergentes, et le Grec moyen a dû se débrouiller comme il pouvait pour survivre.

L’urbanisation accélérée des années cinquante et soixante a affaibli les structures traditionnelles de la vie rurale et contraint les paysans transplantés à s’intégrer à la société de masse des grands centres urbains. Des organisations horizontales fondées sur l’intérêt de classe remplacent peu à peu les réseaux verticaux du clientélisme et les liens de famille. Qui plus est, le miracle économique des années soixante et soixante-dix a non seulement sauvé le pays du sous-développement, mais complètement transformé le mode de vie et les attitudes mentales de la population.

En ce qui concerne la nature exacte de cette croissance, on a pu dire que le cas de la Grèce ne répondait ni aux définitions du sous-développement ni à celles d’une économie périphérique. Pendant la période de 1962-1977, le taux de croissance a été en moyenne de 6,6 p. 100 par an, tandis que la productivité progressait de 7,3 p. 100 par an. D’autres économistes font remarquer que cette croissance était à base d’importations et ne cessait de grossir le déficit du commerce extérieur. Ce déficit était compensé par les apports des travailleurs émigrés, de la marine marchande et du tourisme, ainsi que par les emprunts à l’étranger.

Même pendant la période de la junte, le système socio-économique grec n’avait pas cessé de rivaliser avec ses homologues des sociétés pluralistes occidentales. Dès que le vieux spectre de la guerre civile se fut dissipé, l’émancipation politique et sociale put donc prendre rang au nombre des options les plus importantes pendant les années soixante-dix. Les espoirs politiques du peuple grec, que le régime militaire avait étouffés, refirent surface après sa disparition. Au début, la crainte d’une rechute militariste exerça un effet modérateur sur les élections de 1974; mais, par la suite, aux élections de 1977 et surtout de 1981, la volonté de changement commença à s’affirmer. Entre-temps, la liberté politique sans précédent dont jouit la Grèce depuis 1974 dégageait les luttes entre partis des rancœurs et du fanatisme qui avaient marqué la période antérieure à la junte.

Pour la première fois dans l’histoire du pays, les élections du 18 octobre 1981 ont donné la majorité parlementaire absolue à un parti socialiste. Le mouvement socialiste panhellénique (Pasok) d’Andréas Papandréou a réussi une montée remarquable, passant de 13,5 p. 100 des suffrages en 1974, puis 25,3 p. 100 en 1977, à 48,1 p. 100 (avec 172 sièges au Parlement) en 1981. Les commentateurs grecs et étrangers se répandent en conjectures au sujet de Papandréou. Revêtu d’un charisme certain, Andréas (on l’appelle souvent ainsi, sans plus) jouit d’une autorité incontestée sur l’appareil, à vrai dire docile, de son parti et en dirige pour l’essentiel les activités. Le Pasok a été fondé en 1974; il succédait au Mouvement panhellénique de libération qui était le véhicule de l’action de Papandréou pendant la période de la junte. Contrairement à la plupart des formations politiques grecques traditionnelles (à l’exception du Parti communiste), le Pasok est devenu un parti de masse, doté d’organisations regroupant les militants de base et de comités régionaux; au niveau des régions, ses représentants sont de préférence des membres influents des professions libérales plutôt que des caciques ou notables locaux. Cela reflète un des changements les plus importants qui ont modifié la structure de la vie politique grecque. L’indépendance nationale, la souveraineté du peuple et la libération sociale sont les principaux thèmes de l’idéologie du Pasok, qu’on a pu classer parmi les populismes de gauche. Bien que l’agriculteur grec d’aujourd’hui ne connaisse plus la misère et l’isolement de ses ancêtres, le Pasok a su exploiter au mieux les doléances des paysans, ainsi que celles des paysans déracinés qui s’entassent dans les grandes villes.

Andréas rejette la tactique évolutionniste de la social-démocratie et pense que la tolérance des pays occidentaux envers l’eurocommunisme n’est qu’une tentative de la part des industries de l’hémisphère Nord pour endormir leur propre classe ouvrière. Il appelle toutes les nations méditerranéennes «non alignées» à unir leurs efforts dans la lutte contre l’influence des grandes puissances et soutient que la Grèce, pour défendre ses intérêts propres, doit se défaire de ses liens avec ses protecteurs étrangers.

Tout au long de l’hiver et du printemps de 1981, Papandréou a mené contre le gouvernement de la Nouvelle Démocratie une campagne d’un ton assez modéré, espérant peut-être rapprocher du Pasok une partie de l’électorat à la fois déçue par le parti au pouvoir et encore sensible à l’évocation de bouleversements de la société. Au cours de cette campagne, il s’est abstenu de mettre l’accent sur son opposition à la Communauté européenne, et a promis de se soumettre au verdict d’un plébiscite sur l’entrée de la Grèce, à condition que la question soit posée sans truquage. Certaines divergences entre le bureau exécutif du parti, aux idées plus avancées, et le groupe parlementaire, plus modéré, ont souligné la situation ambiguë d’un mouvement pris entre les doctrinaires du changement et le besoin d’accroître son audience parmi les électeurs de tempérament libéral.

La première année du gouvernement socialiste s’est déroulée dans des circonstances difficiles. Les dérapages économiques n’ont fait que s’aggraver, et l’euphorie un peu arrogante du Pasok dans les premiers mois a dû s’atténuer, dès la fin de 1982, en une sorte de pragmatisme débonnaire.

Le parti Nouvelle Démocratie est l’héritier direct de l’Union nationale radicale d’avant la junte, fondée et dirigée par Constantin Caramanlis, qui est peut-être le personnage politique le plus écouté de la Grèce de l’après-guerre. Après le changement de régime, Caramanlis et son parti Nouvelle Démocratie gagnèrent successivement les élections de 1974 (54,3 p. 100 des voix) et de 1977 (41,8 p. 100). En avril 1980 il fut élu président de la République par le Parlement et remplacé aux postes de chef du parti et de Premier ministre par Georges Rallis. Des deux candidats à cette succession, Rallis était le plus modéré, le candidat des conservateurs étant le ministre de la Défense Évanghélos Avéroff.

C’est le cheminement politique de Caramanlis lui-même depuis son retrait de la scène politique en 1963 qui a déterminé les orientations générales de la Nouvelle Démocratie. Dans les années cinquante et au début des années soixante, anticommuniste convaincu, il soutenait l’O.T.A.N. Depuis son retour triomphal en 1974, il a su refléter exactement l’évolution de son public. Celle-ci s’est traduite par un accent mis moins sur l’allégeance envers les États-Unis que sur le resserrement des liens avec l’Europe occidentale et la Communauté européenne; par l’amélioration des relations avec les pays communistes des Balkans et avec l’Union soviétique; par l’extension de la tolérance envers l’opposition parlementaire et journalistique, notamment la légalisation du Parti communiste.

Ce nouvel état de choses entraîne une éclipse de l’anticommunisme, non pas en tant que position politique mais en tant qu’idéologie d’État répressive et généralisée.

L’entrée de la Grèce dans le Marché commun, réalisée en janvier 1981 après de tortueuses négociations, couronnait l’ambition de Caramanlis de donner corps à une «présence organique de la Grèce dans l’Occident». Les corollaires les plus importants en étaient, à ses yeux, la consolidation de la démocratie parlementaire et un effet de dissuasion pacifique face aux provocations turques. Ses prises de position en faveur d’un multilatéralisme balkanique et son voyage de 1979 à Moscou étaient en grande partie motivés par son souci de la sécurité nationale. Bien qu’il eût soutenu qu’en 1974 la Grèce n’avait pas le choix et se devait de s’assurer la maîtrise absolue de ses forces armées, donc de cesser sa participation militaire à l’O.T.A.N., il a reconnu la nécessité de relations amicales avec les États-Unis et l’Europe occidentale, et a affirmé avec force que, au sujet des installations concédées aux États-Unis en Grèce, c’est l’intérêt mutuel des deux pays qui doit l’emporter.

Malgré les efforts de la Nouvelle Démocratie pour moderniser ses positions et passer d’un paternalisme conservateur à un libéralisme modéré, les élections de 1981 ont prouvé que, dans la rivalité entre les deux partis pour mobiliser les électeurs centristes, le Pasok avait le dessus. Le lien qui unissait jadis aux vainqueurs de la guerre civile le parti qui fut le prédécesseur de la Nouvelle Démocratie lui assurait non seulement les voix conservatrices et nationalistes, mais aussi le soutien de ceux qui avaient peur de s’opposer à l’État. Le parti au pouvoir s’identifiait alors à l’État, et ce fut la Nouvelle Démocratie elle-même, en récusant publiquement toute mesure de répression contre l’opposition urbaine ou rurale, qui donna aux moins timorés d’entre les électeurs le courage de tenter leur chance avec le Pasok. En outre, les mots d’ordre nationalistes de ce dernier débordèrent sur sa droite la Démocratie nouvelle en tant que prêtresse de l’orthodoxie nationaliste.

La défaite électorale d’octobre 1981, quoiqu’elle n’eût rien d’une débâcle – puisque le parti obtenait 35,9 p. 100 des suffrages –, jeta dans ses rangs un début de panique qui amena un nouveau changement de chef. Cependant, en portant son choix sur Avéroff, qui représente l’aile conservatrice, le parti ne se met pas dans les meilleures conditions pour reconquérir l’audience de l’électorat de sensibilité libérale passé au Pasok.

Le parti de l’Union du centre a été reconstitué en 1974 par des députés qui avaient soutenu Georges Papandréou en 1965 dans son conflit avec la Couronne; à eux s’est jointe une coalition de sociaux-démocrates et d’hommes qui avaient fait de la résistance contre la junte. L’alliance «Union du centre-Forces nouvelles» entra en campagne, en 1974, en alignant des candidats de la plus haute valeur, mais le poids politique écrasant de Caramanlis empêcha qu’elle n’obtînt plus de 20,42 p. 100 des suffrages. Les élections de 1977 furent une catastrophe pour le parti, qui ne recueillit que 11,6 p. 100 des voix et d’ailleurs était déchiré dès avant l’élection par de graves divisions. Certains membres des Forces nouvelles formèrent un groupe indépendant, d’autres quittèrent l’E.D.I.K. (nom que le parti avait pris en 1976) lorsque son chef de file d’origine, Georges Mavros, fut remplacé par Jean Zigdis. La Nouvelle Démocratie, avec son «ouverture au centre», attira quelques députés de l’E.D.I.K. en rupture de ban, d’autres rejoignirent le Parti social-démocrate (K.O.D.E.S.O.) de Jean Pesmazoglou, qui aspirait à remplacer en plus moderne le centre démantelé. Les élections d’octobre 1981 produisirent un effet de polarisation qui élimina du Parlement les petits partis et groupuscules du centre (Pesmazoglou, cependant, fut élu au Parlement européen). L’électorat traditionnel du centre opta en majeure partie pour le Pasok.

Légalisé en 1974, le Parti communiste se présenta avec une liste de candidats unifiée, bien que la scission fût déjà effective entre une fraction restée fidèle à l’Union soviétique (fraction appelée «extérieure» par ses adversaires) et une fraction de tendance eurocommuniste appelée Parti communiste grec de l’intérieur. En 1977, le K.K.E. qui avait hérité du gros des membres (et aussi des lecteurs des publications du parti et de ses électeurs) dominait numériquement le K.K.E. «intérieur» dans une proportion de 5 contre 1. Il obtint 9,3 p. 100 des suffrages alors que l’«Intérieur», qui s’était joint à une coalition de quatre autres groupements socialistes et progressistes, partageait avec celle-ci un total de 2,7 p. 100 des voix. L’Intérieur, dont le public se recrute parmi les intellectuels, a abandonné le concept de la dictature du prolétariat, s’est rallié à un pluralisme démocratique et soutient l’appartenance de la Grèce à la Communauté européenne. Aux élections de 1981, il n’a pas réussi à obtenir un seul siège au Parlement, mais a pu faire élire au Parlement européen son leader charismatique Léonidas Kyrkos. Le K.K.E. a progressé de deux points en pourcentage pour devenir le troisième parti d’un parlement qui n’en compte que trois.

L’échec électoral de l’Intérieur, le fait que l’électorat ouvrier de gauche a dans sa masse continué à soutenir le Parti communiste «orthodoxe», soulignent à quel point le K.K.E. constitue dans le monde politique grec l’une des forces les plus traditionnelles. Bien assis sur ses bases dans la classe ouvrière urbaine, comme l’indique le soutien massif que lui apportent les banlieues ouvrières d’Athènes et de Salonique, le K.K.E. a conservé la mentalité qui correspond à son rôle de gardien d’un ghetto politique sur lequel s’est centré l’essentiel de son activité dans la vie politique grecque depuis son apparition.

Les partisans de l’extrême droite et les tenants de la monarchie, abolie lors du plébiscite de 1974, ont formé un parti appelé Front national, qui a obtenu 5 p. 100 des voix en 1977. Aux élections de 1981, la plupart d’entre eux se sont alliés avec la Nouvelle Démocratie, tandis qu’un noyau d’irréductibles apportait son soutien au parti de Markésinis, qui ne parvint pas à être représenté au Parlement.

L’élection des députés grecs au Parlement européen en juin 1984 a marqué un tournant décisif dans la manière dont le Pasok mène sa politique – même si, formellement, celle-ci est restée inchangée. Le résultat, décevant pour les grands partis, marque le début de la détente politique et l’adoption par le Pasok d’une attitude plus modérée dans les affaires intérieures et étrangères.

Depuis que son fondateur, Constantin Caramanlis, s’était présenté en 1980 à la présidence de la République, la Nouvelle Démocratie était en proie à une crise d’identité profonde. Elle dut changer deux fois de chef, avant de faire appel au très influent Constantin Mitsotakis à la fin du mois d’août 1984. Au moment de sa nomination, il eut à renforcer son pouvoir à la tête de la Nouvelle Démocratie et à esquiver les attaques des députés du Pasok, qui préféraient attirer l’attention du public sur d’anciennes querelles politiques plutôt que sur les difficultés économiques.

Les élections parlementaires de juin 1985 assurèrent au Pasok une victoire confortable (172 sièges, soit 45,82 p. 100 des suffrages), lui permettant de poursuivre son programme, sans être freiné par l’opposition de gauche ou de droite. Ayant bénéficié du recul des communistes, Andréas Papandréou s’abstint d’appuyer le renouvellement du mandat présidentiel de Constantin Caramanlis, de crainte de s’aliéner l’électorat de gauche. Sa décision trouva aussi une justification inopinée. L’indexation des prix sur les salaires appliquée par le Pasok permit aux catégories ayant de bas ou moyens revenus de supporter la hausse du taux de l’inflation. Bien qu’exerçant une incidence négative sur l’économie, le contrôle des prix et la protection des salariés contre le chômage technique valurent au Pasok le soutien d’une part plus large de la population. Ainsi la corrélation entre niveau de revenu et comportement électoral apparut-elle plus nettement en 1985 qu’en 1981. Les milieux d’affaires et certaines professions indépendantes choisirent la Nouvelle Démocratie, de même qu’ils adhérèrent à des associations juridiques et médicales. Avec 40,84 p. 100 des suffrages (126 sièges), la Nouvelle Démocratie améliora son score de 4,98 p. 100 par rapport à celui de 1981, tandis que le Parti communiste (K.K.E.) ne recueillait plus que 9,89 p. 100 des voix (12 sièges), soit une perte de 1,4 p. 100. Les eurocommunistes parvinrent à obtenir un siège, avec 1,84 p. 100 des voix.

La campagne électorale fut dominée par les joutes verbales entre Papandréou et Mitsotakis, mais tous les partis sans exception axèrent leur programme sur les incertitudes économiques. Préconisant le libéralisme, la Nouvelle Démocratie promit de restreindre le rôle de l’État et de stimuler le redressement du secteur privé. Dans ses allusions répétées à la dépendance croissante du pays envers les capitaux étrangers pour subvenir aux besoins d’un État extrêmement présent, Mitsotakis mit en valeur le point le plus brûlant de la campagne électorale. Le Pasok, quant à lui, orientait essentiellement son programme vers la décentralisation et la redistribution des revenus. Il s’est gardé de prodiguer des promesses de subventions et de félicité postélectorale, pour insister sur la nécessité d’accroître la productivité.

L’économie du pays, toujours sensible aux événements internationaux, accroissait sa dépendance envers des capitaux étrangers.

Depuis 1982, Papandréou avait discrètement renoncé à son opposition à l’entrée de la Grèce dans la Communauté européenne, ainsi qu’à sa promesse de référendum pour trancher la question. Depuis cette date, en effet, les zones rurales grecques reçoivent chaque année près de 800 millions de dollars en provenance des caisses de la C.E.E.

La rencontre organisée à Davos, en février 1988, entre les chefs d’État grec et turc fut, pour le Pasok, l’occasion de modifier radicalement sa politique à l’égard de la Turquie. Près d’un an plus tôt, la crise provoquée par la décision des Turcs d’envoyer un navire de prospection pétrolière, escorté par des bâtiments de guerre, dans le plateau continental égéen autour de Lesbos, Lemnos et Samothrace, avait failli entraîner les deux pays dans un conflit armé. La crise se dissipa; mais, en raison des relations délicates en mer Égée, il devint manifeste qu’à l’avenir une confrontation armée ne pourrait peut-être pas être aussi facilement évitée. Simultanément, Papandréou prit conscience que, à force d’être trop souvent alarmé par l’urgence de la situation, le public perdait sa sensibilité à l’égard du conflit gréco-turc. En outre, à cause du poids écrasant des dépenses de défense et de la durée du service militaire, préjudiciable à l’image populiste du gouvernement, le Premier ministre grec se résolut à tenter d’éloigner la menace d’une guerre avec la Turquie.

Au printemps de 1988, le ministre turc des Affaires étrangères, Mesut Yilmaz, souleva la question de la minorité «turque» vivant en Thrace grecque. Il exclut par ailleurs toute possibilité de retrait des troupes turques stationnées à Chypre tant que les deux communautés ne parviendraient pas à un accord. La partie grecque ne tarda pas à comprendre qu’aux yeux des Turcs les négociations de Davos ne portaient nullement sur Chypre, tandis que les musulmans de Thrace devenaient un enjeu forcé. En dépit des quelques progrès réalisés dans la prévention des accidents dans les eaux internationales de l’Égée, «l’esprit de Davos» s’est peu à peu éteint en 1989.

Les cinq années au pouvoir du Pasok accélérèrent les transformations sociales et économiques. Comme on pouvait s’y attendre, le secteur public s’est alourdi davantage et, en raison du peu de confiance inspiré par un gouvernement qui ne cachait pas son hostilité pour les affaires (même s’il s’est retracté par la suite), le secteur privé n’a pas bénéficié d’investissements nouveaux. La modernisation a emprunté la voie de la réforme légale. Ainsi, le mariage civil est désormais autorisé, les procédures de divorce sont simplifiées et l’institution de la dot abolie. La méfiance qui animait la politique étrangère a peut-être débarrassé les Grecs de leur sentiment de dépendance mais, paradoxalement, elle s’est atténuée avec le besoin de capitaux étrangers, indispensables pour combler le déficit financier.

Autre point capital de la période qui suit 1974: la vocation européenne de la Grèce a été fortifiée par la consolidation des institutions démocratiques, ainsi que par l’adhésion à part entière du pays à la Communauté économique européenne. En dépit des liens noués par le Pasok avec certains pays du Tiers Monde, la Grèce se trouve à présent davantage implantée dans le camp occidental qu’elle ne l’était avant 1974. Dans son ensemble, cependant, la politique internationale du Pasok restait fortement entachée d’anachronisme. Puisque, pour l’essentiel, le parti trouvait son audience parmi les vaincus de la guerre civile, Papandréou entreprit de faire renaître, au moins verbalement, le climat de peur qui régnait pendant la guerre froide. Par ses constantes allusions aux conservateurs comme à l’expression d’une droite autoritaire susceptible de recourir aux méthodes oppressives des années 1950, par son opposition inflexible à l’influence américaine et, dans les premiers temps, par son orientation tiers-mondiste, Papandréou a empêché ses partisans d’aller au-devant d’un monde en mutation. Sa décision de s’aligner sur les autres pays membres de l’O.T.A.N. et de la C.E.E. a été prise trop tardivement pour l’affranchir de sa réputation d’hérétique du monde occidental.

La chance du Pasok tourna en été de 1988, lorsque Papandréou dut quitter le gouvernement, officiellement pour des raisons de santé. Agamemnon Koutsoyorgas, membre influent de son cabinet, le remplaça à la tête du gouvernement, mais devint une cause d’embarras pour son parti. En effet, les divers scandales qui éclatèrent au cours de l’hiver 1988-1989 impliquaient Koutsoyorgas ainsi que d’autres ministres du Pasok, et rejaillirent sur le Premier ministre, alors convalescent. Les élections de juin 1989 ébranlèrent le parti, qui ne recueillit que 38 p. 100 des suffrages. Toutefois, avec 43 p. 100 des voix, la Nouvelle Démocratie se trouva dans l’impossibilité de former un gouvernement et constitua une coalition avec les communistes, le temps d’un mandat limité. Le mode de scrutin à la représentation proportionnelle, avait été conçu par le Pasok de manière à éviter la formation d’un gouvernement par un parti unique. Lors des nouvelles élections de novembre 1989, la Nouvelle Démocratie remporta 46 p. 100 des suffrages, mais ce résultat était encore insuffisant.

À la suite des scandales, les communistes éprouvaient quelque réticence à coopérer avec Papandréou avant que soit effectuée une épuration. Pour sortir de l’impasse, les trois partis représentés au Parlement formèrent donc un gouvernement d’Union nationale sous la direction d’un ancien banquier central octogénaire, Xénophon Zolotas. Au bout de quelques mois, cependant, le déclin de l’économie entraîna la démission de Zolotas, et des élections furent à nouveau organisées en avril 1990.

La Nouvelle Démocratie réussit enfin à obtenir l’étroite marge requise pour la formation d’un gouvernement (grâce au député du minuscule D.I.A.N.A.). Le Pasok remporta 39 p. 100 des suffrages, tandis que la coalition de gauche chutait à 11 p. 100.

Le gouvernement Mitsotakis se heurtait à l’effrayante perspective d’équilibrer le budget, de liquider les entreprises publiques en difficulté et d’alléger le secteur public. Bien que l’été de 1990 ait été marqué par de nombreuses grèves, la Nouvelle Démocratie parvint à conquérir les municipalités d’Athènes et de Thessalonique lors des élections municipales d’octobre.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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